Misha me jetait des coups d’œil
et détournait la conversation autant qu’il le pouvait pour me laisser le temps
de réfléchir à la réponse. J’eus l’impression que ça durait une éternité, que
ça n’en finissait pas. Et puis, je commençais à me détendre et je finis par
retourner un peu la situation en demandant au présentateur, qui trouvait mon
niveau en anglais excellent, mais mon accent drôle aussi, ce qu’il savait dire
en français. Il me dit « croissant au beurre » en souriant et je lui
dis « je vous donne un A pour le choix du gâteau, mais un C pour la
prononciation ! » ce qui fit beaucoup rire le public et Misha. Le
présentateur sauta sur l’occasion pour me faire confirmer que j’étais bien
professeur et termina notre interview en rappelant le nom de l’association de
Misha et mon nom, si quelqu’un voulait un jour apprendre le français en
France ! On le remercia tous les deux pour l’invitation et il y eut une
pause dans le studio, Misha me dit que c’était pour la pub. Le présentateur me
serra énergiquement la main, il était trop content du résultat. On retira nos
micros et je croisais Curcumber que je présentais brièvement à Misha, il était
ravi, il avait adoré Strange aussi.
On retourna dans nos loges pour
y récupérer nos affaires et je soufflais abondamment, plus jamais ça, mon
dieu ! Bien contente que ça soit fini, j’allais pouvoir profiter du séjour
maintenant. Je pris quelques minutes pour rappeler ma moitié, il était content
que ça se soit bien passé, mais pas très concentré sur les détails, un collègue
conseiller l’avait appelé pour lui soumettre une idée et il était en train de
surfer sur le net pour avoir des éléments de réponse.
Misha me dit qu’il y avait un
petit salon avec une tv où l’on pouvait attendre Curcumber et je le suivis.
J’étais fatiguée, se concentrer en anglais, c’était énergivore. Il était tout
sourire, ravi d’avoir pu expliquer ce qu’il faisait et même d’avoir pu glisser
un mot ou deux pour les autres acteurs de la série qui étaient tous engagés
pour une cause particulière. Il me montra les sms du groupe, ils étaient
contents du résultat et me félicitaient, tout en se moquant de mes
joues « il faudra que tu m’apprennes comment tu fais pour ne pas
rougir, c’est un truc que j’ignore » dis-je à Misha qui sourit. J’étais
avachie au fond de mon fauteuil en écoutant l’émission d’une oreille distraite
et en espérant que c’était fini maintenant, qu’on me laisserait reprendre ma
vie ordinaire et simple.
Curcumber arriva quelques
minutes plus tard. Il connaissait un petit pub sympa à deux pas, où le café
était vraiment bon. Je laissais les garçons discuter entre eux, ils parlaient
trop vite et j’étais fatiguée de me concentrer sans cesse. Rien que le fait de
les avoir là, en face de moi, me suffisait : quelle chance, un rêve. Ils
étaient sympas tous les deux, roublards sur les bords et semblaient jouer à qui
est le plus subtil des deux. Au bout d’un moment, Curcumber me demanda si ça
allait, je répondis que je n’arrivais pas à les suivre et ils s’excusèrent.
J’expliquais que ce n’était pas grave et que j’étais bien fatiguée aussi. Il me
dit « et pourtant une femme fantastique comme vous ! » en
souriant. Je hochais la tête en souriant aussi, et il sembla rassuré.
Il continua en disant qu’il
était tout de même très impressionné, sérieusement, par ce que j’avais fait et
je répondis que j’avais juste discuté, comme je le fais toujours. Je me mis
ensuite à parler de mon travail, du manque de confiance des élèves et de la
société qui poussait à une compétition démesurée à mon avis. Mais là, je pris
le temps de réfléchir, c’était compliqué à dire sans le vocabulaire approprié.
Et comme j’avais un peu plombé l’ambiance, je déviais sur leur métier à eux
deux qui permettait de décompresser et qui était fort important pour moi aussi.
Misha expliqua que j’étais aussi une grande spécialiste des séries et même des
anglaises et on se mit à discuter encore TV. Pour finir, je le fis rire en lui
disant qu’en France, on avait eu droit très longtemps à des rediffusions de
Benny Hill et que j’aimais bien aussi. Misha ne comprenait pas, mais Benedict
était tout sourire. Enfin pour jouer les touristes accomplis, Misha lui demanda
ce qu’il ne fallait absolument pas rater à Londres et Benedict se proposa de
nous guider si on était d’accord.
On se donna rendez-vous à côté
de Big Ben à 14h car il était attendu pour manger et il nous conseilla
d’adopter un style touriste pour passer inaperçu. Je compris pourquoi, car à la
sortie du pub, on fut accosté une bonne dizaine de fois par des personnes qui
voulaient des autographes. Je comprenais qu’on en demande à Misha, mais à moi
aussi, ça me laissait complètement pantoise. Misha sourit et dit « yes,
it’s for you ! » ben oui, c’était pour moi. On reprit la limousine
pour rentrer, je commençais à avoir mal à la tête, aussi Misha nous fit monter
un repas simple dans les chambres, il en profiterait pour téléphoner à sa femme
et moi je fis une petite sieste après manger.
J’étais fin prête lorsqu’il
vint me chercher, il avait l’air d’un touriste américain, on sourit en se
voyant mutuellement ! Je le guidais dans le métro, il avait peu l’habitude
et Benedict nous retrouva à côté de Big Ben « you are perfect » dit-il,
de parfaits touristes certainement.
On passa une après-midi sympa,
à discuter, à regarder, à prendre des photos, je ramenais une petite bricole
pour mes loulous, une reproduction miniature du Tower bridge et on rentra, avec
des souvenirs pleins les yeux et les pieds trainants. Misha me proposa d’aller
se délasser à la piscine, mais on avait décalé le goûter et je me payais une
sacrée migraine. Il le comprit bien, il avait l’air d’avoir l’habitude. Le
soir, j’étais toujours k.o., Misha vint me saluer, il partait rejoindre Curcumber
pour aller voir un spectacle ; il était désolé pour moi, mais je le
rassurais, il y avait encore demain matin !
Je me fis monter un repas léger
et du chocolat, et m’endormis devant la tv qui s’éteignit toute seule. Le
matin, j’étais fraiche et dispose, je fis mes bagages pour être tranquille. J’avais
choisi un vol en tout début d’après-midi pour ne pas avoir à trimbaler les
bagages partout. Misha voulait se changer les idées et rester tranquille, alors
on choisit d’aller louer une chaise longue à St James park, au calme pour
quelques heures. Les écureuils offraient un joli spectacle, c’était très rigolo,
il aimait observer les passants et voir leurs réactions, comme moi.
Et puis, on se mit à parler de
son avenir dans la série. Il avait eu peur au début de ne pas durer, mais tout
le monde était vraiment sympa et une fois passé le bizutage, il trouvait qu’il
s’entendait bien avec les acteurs principaux. Il n’était pas sûr de continuer
jusqu’à la saison 60, mais pour l’instant, ça lui permettait de vivre
confortablement et d’avoir d’autres activités à côté, donc celle de s’occuper
de ses enfants. Il me demanda comment je voyais mon avenir et je lui expliquais
que mes ambitions étaient plus pour mes enfants que pour moi, même si j’espérais
toujours secrètement être un jour reconnue comme écrivain. Il me sourit et dit
qu’il aimerait bien lire un truc que j’aurai écrit et je lui promis de lui
envoyer quelque chose rapidement, une fois relu par mes amies prof d’anglais.
On mangea sur le pouce tout en
se dirigeant vers l’hôtel et on attendit la limousine qui devait nous ramener à
l’aéroport. Son vol était un peu plus tardif que le mien et il ne savait pas
encore s’il allait laisser ses bagages à la consigne et musarder encore un peu
ou attendre à l’aéroport. J’étais bien moins stressée par l’aéroport d’ailleurs,
j’appréhendais, mais j’avais fait tellement de choses qu’il me semblait
impossible de traverser encore une autre péripétie. Curcumber m’envoya un sms
pour me souhaiter bon vol et je le remerciais de cette attention, il était
vraiment sympa.
Tout se passa bien, je montais
dans l’avion sans problème et soupirais profondément. Je devais être plus
fatiguée que ce que je supposais car je me mis rapidement à rêver. Au bout d’un
moment, un bruit, régulier et familier, se fit entendre, lointain tout d’abord
puis, de plus en plus fort. Je n’arrivais pas à l’identifier et pourtant j’étais
intimement sure de le connaître. Ça m’agaçait.
Et puis, tout d’un coup, je me
suis souvenue et je n’ai plus rien compris : comment le ronflement
caractéristique de mon mari pouvait-il se trouver dans un avion au-dessus de la
France, alors que j’y étais, sans lui ? Pour en avoir le cœur net, j’ouvris
les yeux et… me retrouvais dans mon lit, dans ma chambre, à côté de mon mari,
dans ma maison. J’avais fait le plus long, le plus précis et le plus complet
rêve de toute ma vie. Ni une ni deux, je me levais doucement et descendis
directement noter tout ce qui s’était passé sur mon ordinateur avant de l’oublier.
Toutes les nuits suivantes, je me concentrais bien pour retourner dans ce pays
de rêve où l’on m’appréciais sans me connaître et où je connaissais des
acteurs, mais, ce ne fut que le rêve d’une seule et unique nuit…