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La malle oubliée : premier prix de ma carrière 16° sur 20.

La malle oubliée
Après des journées de siège consciencieux, elle avait fini par céder : « D’accord, on va chercher les décorations de Noël !... » A peine avait-elle fini sa phrase que ses deux petits en avaient profité pour filer au cellier déballer toutes les précieuses boîtes. Seulement, le pauvre cellier n’en pouvait plus de tout ce monde : deux petits diablotins excités et une maman anxieuse, c’en était trop ! Boum, patatras, on perdit cette année-là une ou deux boules de plus. Et crack ! une grosse boîte, à qui on n’avait rien demandé, avait décidé de suivre le mouvement pour être rattrapée, in extremis, au-dessus de la tête des chérubins, par les bras, habitués des bêtises, de maman.
Le plus âgé des garçons, aux yeux vifs et à la mémoire solide, avait déclaré ne pas connaître cette boîte, pourtant il furetait tout le temps partout, à la recherche de trésors perdus ou de pièces égarées. Sur le coup, la maman elle-même ne se rappelait plus très bien ce qu’elle avait bien pu fourrer là-dedans.
On mit de côté les préparatifs de Noël et on s’attroupa devant la découverte du jour quelques minutes. À dire vrai, ce n’était pas exactement une boîte, c’était une jolie malle en osier avec des fermetures à l’ancienne, en cuir. C’est cela qui intriguait la maman, elle n’avait jamais possédé de malle comme ça. Son style, c’était plutôt les poches en plastique qu’on peut aspirer et qui prennent peu de place ou les boîtes en carton réutilisée pour optimiser l’espace : une jolie boîte, avec deux enfants remuants, c’était rarissime.
En ouvrant, une douce odeur s’échappa, une odeur de propre, de lessive, mais aussi une odeur de corps qui n’appartenait pas à cette famille. Et tout d’un coup, la maman se rappela pourquoi elle ne connaissait pas cette malle. « Mais oui, c’est la malle de tatie ! » dit-elle sur le ton du eurêka d’Archimède.
Il y avait divers objets à l’intérieur et il fallut insister pour que quatre petites mains curieuses n’y plongent simultanément. Sur le dessus, se trouvaient des magazines de broderie avec des motifs simples et gais, pour les enfants surtout, mais aussi pour la décoration intérieure. Puis on trouvait des pelotes de laine aux tons bien accordés avec quelques aiguilles à tricoter. En dessous bien protégés, toute une série de parfums dans de jolis flacons à moitié vides. Évidemment le fils cadet voulut sentir, c’était une passion chez lui, de toucher et par-dessus tout de sentir. Puis une série de lettres entourées d’un joli ruban « N’y touchez pas ! » dit la maman fermement « c’est personnel ».
De l’autre côté, il y avait de gros pulls tricotés « C’est tatie qui les a faits » et puis des petites choses « ça, c’est ta veste Victor » expliqua la maman à son ainé et « ça c’est ton bonnet » dit-elle en montrant un petit bonnet et les chaussons assortis vert et jaune. Les deux garçons ouvraient de grands yeux, comment avaient-ils pu, un jour, rentrer dans ces petites choses, impossible.
Puis on trouvait un chapeau et plusieurs foulards dans une vieille boîte à chapeau ronde et un autre chapeau plus ancien « Celui-là, il est à ma mamie ! » souligna la maman. Évidemment, Victor ne put se retenir de mettre ces chapeaux et donc Kevin aussi. Ils se mirent à rire de leurs visages et il fallut aller chercher le téléphone pour prendre quelques photos des corsaires improvisés.
Et puis, tout au fond, enfermés dans une poche plastique, il y avait du vernis noir, un soutien gorge bizarre et une poche rigolote avec une drôle de liquide dedans.
« C’est quoi ça, maman ? » demanda Kevin. Victor se mit à pouffer de rire : « Mais c’est un soutien gorge, un truc de fille ! Andouille ! » Mais Kevin semblait turlupiné, et poursuivit « Mais là tu vois, y a une poche, les mamans, elles ont pas trois nénés quand même ! »
La maman souffla, le fameux moment était venu d’expliquer et elle espérait qu’ils ne seraient pas trop curieux. Par quel bout commencer ? Comment s’y prendre ? Ces deux là étaient fort impressionnables et elle ne voulait pas qu’ils s’angoissent ou qu’ils fassent des cauchemars et pourtant, il fallait bien qu’ils sachent aussi…
Elle prit le temps de les asseoir confortablement et commença ses explications en s’aidant d’un tas de photos qui se trouvaient sur un des côtés.
« Vous n’avez pas trop connu votre tatie : elle s’appelait Marie-Noëlle et elle était ma sœur aînée. Ça veut dire qu’elle avait quatre ans de plus que moi. » Elle présenta une photo en noir et blanc où trois bambins vêtus bizarrement souriaient : une grande fille, un garçon élancé et une fille plus petite et plus boulotte aussi. « Là c’est moi ! » fit observer la maman. Les deux garçons pouffèrent de rire. Quelle drôle de tenue, quel visage bizarre, pas possible que leur maman ait été petite à un moment donné, les mamans ne naissaient pas directement maman ?
Elle poursuivit « Tatie était mariée à tonton Pascal et elle avait deux enfants : la cousine Celia et le cousin Sylvain. » Les petits hochaient la tête et semblaient attentifs, c’était un bon début. Ils connaissaient bien leurs cousins, même s’ils se voyaient rarement. Ils n’avaient pas le même âge, ni les mêmes goûts. Et puis, leur papa les avait protégés des pleurs de la famille, tant et si bien, qu’on ne les côtoyait vraiment longtemps que pour la fête de Noël. C’était drôle de voir la photo de mariage de Tatie, elle semblait si jeune et les invités étaient marrants avec leur air guindé dans leurs habits du dimanche. 
Le plus dur venait ensuite : « Seulement, quelques mois après avoir accouché du cousin, elle a commencé à se sentir de plus en plus mal ; et on lui a fait des examens ; et les docteurs ont découvert qu’elle avait une grave maladie. Cette maladie s’appelle un cancer, il était dans son sein, c’est pour ça que tu vois ce drôle de soutien-gorge. En fait, les docteurs ont dû lui enlever le sein qui était malade (Victor ne put réprimer un « bah », il n’aimait pas qu’on évoque tout ce qui touche au corps). Alors pour faire semblant qu’elle l’avait encore, elle mettait cette drôle de poche dans la poche du soutien gorge, comme ça et lorsqu’elle le portait, personne ne voyait qu’il lui manquait un sein. »
La maman était toute contente d’elle, finalement, elle s’en était bien tirée. C’était le bon moment pour en parler, presque cinq ans après son décès, elle n’avait presque plus envie de pleurer lorsqu’elle en parlait. Les petits semblaient satisfaits de cette explication et, avec de la chance, la discussion en resterait là. C’était sans compter la logique implacable de ses enfants.
« Mais alors, c’est pour quoi faire le vernis et les chapeaux ? »  demanda Victor soucieux de bien comprendre tous les détails. La maman souffla à nouveau et reprit en prenant soin de choisir ses mots : « Et bien, tu vois comme cette maladie est vraiment très forte, il faut que les médicaments qu’on donne soient très forts aussi. Donc on utilise une méthode particulière qui fait tomber les cheveux et brûle sous les ongles… » Regards ébahis des enfants : « ça fait tomber les cheveux ! Et bé moi j’en veux pas de ce médicament, ha non alors ! »
La maman sourit et reprit « Comme je te le disais, c’est une maladie particulière, qui n’arrive qu’aux grands, et dans ce cas là, qu’aux filles ! Tu ne pourras jamais attraper un cancer du sein, ne t’inquiète pas ! » Ouf de soulagement des garçons qui firent encore quelques remarques sur les médicaments et que ça devait être pire que les antibiotiques à la banane. Pire ? c’était impossible, il n’y avait pas pire que ça comme médicament !
Puis vinrent les questions encore plus gênantes de Kevin d’abord « mais toi, maman, tu es une fille ! Tu pourrais l’attraper le « casserre » du sein ? » « Cancer ! » reprit aussitôt Victor dont la passion pour l’exactitude ne s’appliquait, en général jamais, aux devoirs d’école… La maman répondit encore patiemment « C’est vrai, je pourrais l’attraper, mais comme on le sait maintenant, les docteurs me suivent de près. Tu te souviens le mois dernier, quand je suis arrivée en retard à la maison et que c’est papi-mamie qui sont venus vous chercher ? En fait, j’étais partie à Bordeaux pour faire une espèce de radio de mes seins. Comme ça, les docteurs voient à l’intérieur ce qui se passe et s’il y a le moindre doute, ils peuvent agir de suite. Donc je ne crains rien du tout et s’il le faut, je n’aurais jamais cette maladie-là et tu devras me supporter encore longtemps, moi et mes règlements ! » finit-elle par répondre en rigolant. Kevin avait en effet, des difficultés avec les règlements en général et avec les règles de la maison en particulier…
Enfin, Victor demanda : « mais, elle est où alors, tatie ? » La maman craignait beaucoup cette question et elle espérait qu’elle serait à la hauteur. « Et bien, tu vois cette maladie est vraiment très forte. Et même si tatie s’est battue pendant presque quatre ans contre cette maladie, à la fin, c’est la maladie qui a gagné. Parce que, quelque fois, les médicaments sont très difficiles à supporter et que le cancer n’est pas encore bien connu par les chercheurs. Et donc, tatie est morte, quelques mois après que Kevin vienne au monde. C’est pour cela que tu ne l’as pas connue, tatie » dit-elle à l’adresse de Kevin. Et elle continua « Et pourtant, elle t’a tenu dans ses bras : je t’avais amené pour qu’elle te voie et tu t’es mis à pleurer toutes les larmes de ton corps. Alors, elle t’a pris dans ses bras et tu t’es calmé, et, au bout de quelques minutes, tu t’es endormi… »
Kevin se mit à rire et pour détendre l’atmosphère, il ajouta « et bien vrai que je t’ai fait pipi dessus plein de fois quand j’étais petit » et la maman acquiesça et renchérit que sur papa aussi ! Et ils partirent d’un grand fou rire tous les trois.
Et puis la maman, un peu rassurée que ça se soit bien passé, raconta qui était vraiment tatie Marie-Noëlle. Elle raconta les bonbons qu’elles mangeaient ensemble (sans dire qu’elles faisaient cela le soir avant de s’endormir, parce qu’ils étaient cachés sous son lit), les fous-rires dans la caravane, quand toute la famille partait en vacances. Elle parla de la fois où elle avait voulu ranger les poules en rang dans la cour comme à l’école chez les grands-parents, ou, la fois où elle avait mis tous les petits lapins dans le même clapier pour faire une garderie. Ça avait passablement affolé la mamie et la mémé qui avaient passé un temps considérable à rendre chaque petit lapin à sa maman, en espérant ne pas se tromper.
Elle leur raconta combien elle était gracieuse, lorsqu’elle faisait de la danse classique et avec quelle facilité elle savait nager. Elle leur montra les pulls qu’elle avait tricotés et combien ses points étaient réguliers ; et puis les broderies qu’elle réalisait, et les macramés, et toute sorte d’autres loisirs créatifs. Elle leur dit aussi combien elle était têtue et obstinée, mais aussi quelle rigueur elle mettait dans son métier de comptable. Elle ne voulait pas en faire une icône intouchable dont l’ombre pousserait à se surpasser, ni non plus une personne dont on ne se rappellerait que la maladie, elle voulait transmettre un juste portrait de sa sœur ainée qui lui manquait tant.
Et puis, on remit tous les objets soigneusement dans la malle. Non sans rire encore, à la vue de quelques photos : comment mamie avait-elle pu être frisée comme ça ? et ce jeune homme là, pas possible que ça soit papi… et tonton sans sa moustache, trop bizarre ! Et on s’attaqua d’arrache pied à la décoration de Noël. Ce fut l’occasion de constater que le sapin en plastique allait rendre sa dernière année de bons et loyaux services et que quelques guirlandes avaient vraiment besoin d’être sérieusement rafraichies… Comme à son habitude, la maman se jeta sur les forums de DIY (Do it yourself) pour chercher des idées originales et peu onéreuses d’occuper ses enfants à embellir la maison. Et lorsque tout fut enfin terminé et que pas un lustre ne se trouve sans sa décoration. La maman ramena délicatement la malle au cellier, en haut à gauche de la troisième étagère, correctement posée cette fois-ci, et elle la caressa affectueusement en soupirant. Puis elle sortit rejoindre sa troupe en demandant « qui veut m’aider à faire des pancakes ? »