La malle oubliée
Après des journées de siège
consciencieux, elle avait fini par céder : « D’accord, on va chercher
les décorations de Noël !... » A peine avait-elle fini sa phrase que
ses deux petits en avaient profité pour filer au cellier déballer toutes les
précieuses boîtes. Seulement, le pauvre cellier n’en pouvait plus de tout ce
monde : deux petits diablotins excités et une maman anxieuse, c’en était
trop ! Boum, patatras, on perdit cette année-là une ou deux boules de
plus. Et crack ! une grosse boîte, à qui on n’avait rien demandé, avait
décidé de suivre le mouvement pour être rattrapée, in extremis, au-dessus de la
tête des chérubins, par les bras, habitués des bêtises, de maman.
Le plus âgé des garçons, aux yeux
vifs et à la mémoire solide, avait déclaré ne pas connaître cette boîte,
pourtant il furetait tout le temps partout, à la recherche de trésors perdus ou
de pièces égarées. Sur le coup, la maman elle-même ne se rappelait plus très
bien ce qu’elle avait bien pu fourrer là-dedans.
On mit de côté les préparatifs de
Noël et on s’attroupa devant la découverte du jour quelques minutes. À dire
vrai, ce n’était pas exactement une boîte, c’était une jolie malle en osier
avec des fermetures à l’ancienne, en cuir. C’est cela qui intriguait la maman,
elle n’avait jamais possédé de malle comme ça. Son style, c’était plutôt les
poches en plastique qu’on peut aspirer et qui prennent peu de place ou les
boîtes en carton réutilisée pour optimiser l’espace : une jolie boîte,
avec deux enfants remuants, c’était rarissime.
En ouvrant, une douce odeur
s’échappa, une odeur de propre, de lessive, mais aussi une odeur de corps qui
n’appartenait pas à cette famille. Et tout d’un coup, la maman se rappela
pourquoi elle ne connaissait pas cette malle. « Mais oui, c’est la malle
de tatie ! » dit-elle sur le ton du eurêka d’Archimède.
Il y avait divers objets à
l’intérieur et il fallut insister pour que quatre petites mains curieuses n’y
plongent simultanément. Sur le dessus, se trouvaient des magazines de broderie
avec des motifs simples et gais, pour les enfants surtout, mais aussi pour la
décoration intérieure. Puis on trouvait des pelotes de laine aux tons bien
accordés avec quelques aiguilles à tricoter. En dessous bien protégés, toute
une série de parfums dans de jolis flacons à moitié vides. Évidemment le fils
cadet voulut sentir, c’était une passion chez lui, de toucher et par-dessus
tout de sentir. Puis une série de lettres entourées d’un joli ruban « N’y
touchez pas ! » dit la maman fermement « c’est personnel ».
De l’autre côté, il y avait de gros
pulls tricotés « C’est tatie qui les a faits » et puis des petites
choses « ça, c’est ta veste Victor » expliqua la maman à son ainé et
« ça c’est ton bonnet » dit-elle en montrant un petit bonnet et les
chaussons assortis vert et jaune. Les deux garçons ouvraient de grands yeux,
comment avaient-ils pu, un jour, rentrer dans ces petites choses, impossible.
Puis on trouvait un chapeau et
plusieurs foulards dans une vieille boîte à chapeau ronde et un autre chapeau
plus ancien « Celui-là, il est à ma mamie ! » souligna la maman.
Évidemment, Victor ne put se retenir de mettre ces chapeaux et donc Kevin
aussi. Ils se mirent à rire de leurs visages et il fallut aller chercher le
téléphone pour prendre quelques photos des corsaires improvisés.
Et puis, tout au fond, enfermés dans
une poche plastique, il y avait du vernis noir, un soutien gorge bizarre et une
poche rigolote avec une drôle de liquide dedans.
« C’est quoi ça,
maman ? » demanda Kevin. Victor se mit à pouffer de rire : « Mais
c’est un soutien gorge, un truc de fille ! Andouille ! »
Mais Kevin semblait turlupiné, et poursuivit « Mais là tu vois, y a une
poche, les mamans, elles ont pas trois nénés quand même ! »
La maman souffla, le fameux moment
était venu d’expliquer et elle espérait qu’ils ne seraient pas trop curieux.
Par quel bout commencer ? Comment s’y prendre ? Ces deux là étaient
fort impressionnables et elle ne voulait pas qu’ils s’angoissent ou qu’ils
fassent des cauchemars et pourtant, il fallait bien qu’ils sachent aussi…
Elle prit le temps de les asseoir
confortablement et commença ses explications en s’aidant d’un tas de photos qui
se trouvaient sur un des côtés.
« Vous n’avez pas trop connu
votre tatie : elle s’appelait Marie-Noëlle et elle était ma sœur aînée. Ça
veut dire qu’elle avait quatre ans de plus que moi. » Elle présenta une
photo en noir et blanc où trois bambins vêtus bizarrement souriaient : une
grande fille, un garçon élancé et une fille plus petite et plus boulotte aussi.
« Là c’est moi ! » fit observer la maman. Les deux garçons
pouffèrent de rire. Quelle drôle de tenue, quel visage bizarre, pas possible
que leur maman ait été petite à un moment donné, les mamans ne naissaient pas
directement maman ?
Elle poursuivit « Tatie était
mariée à tonton Pascal et elle avait deux enfants : la cousine Celia et le
cousin Sylvain. » Les petits hochaient la tête et semblaient attentifs,
c’était un bon début. Ils connaissaient bien leurs cousins, même s’ils se
voyaient rarement. Ils n’avaient pas le même âge, ni les mêmes goûts. Et puis,
leur papa les avait protégés des pleurs de la famille, tant et si bien, qu’on
ne les côtoyait vraiment longtemps que pour la fête de Noël. C’était drôle de
voir la photo de mariage de Tatie, elle semblait si jeune et les invités
étaient marrants avec leur air guindé dans leurs habits du dimanche.
Le plus dur venait
ensuite : « Seulement, quelques mois après avoir accouché du
cousin, elle a commencé à se sentir de plus en plus mal ; et on lui a fait
des examens ; et les docteurs ont découvert qu’elle avait une grave
maladie. Cette maladie s’appelle un cancer, il était dans son sein, c’est pour
ça que tu vois ce drôle de soutien-gorge. En fait, les docteurs ont dû lui enlever
le sein qui était malade (Victor ne put réprimer un « bah », il
n’aimait pas qu’on évoque tout ce qui touche au corps). Alors pour faire
semblant qu’elle l’avait encore, elle mettait cette drôle de poche dans la
poche du soutien gorge, comme ça et lorsqu’elle le portait, personne ne voyait
qu’il lui manquait un sein. »
La maman était toute contente d’elle,
finalement, elle s’en était bien tirée. C’était le bon moment pour en parler,
presque cinq ans après son décès, elle n’avait presque plus envie de pleurer
lorsqu’elle en parlait. Les petits semblaient satisfaits de cette explication
et, avec de la chance, la discussion en resterait là. C’était sans compter la
logique implacable de ses enfants.
« Mais alors, c’est pour quoi
faire le vernis et les chapeaux ? »
demanda Victor soucieux de bien comprendre tous les détails. La maman
souffla à nouveau et reprit en prenant soin de choisir ses mots :
« Et bien, tu vois comme cette maladie est vraiment très forte, il faut
que les médicaments qu’on donne soient très forts aussi. Donc on utilise une
méthode particulière qui fait tomber les cheveux et brûle sous les
ongles… » Regards ébahis des enfants : « ça fait tomber les
cheveux ! Et bé moi j’en veux pas de ce médicament, ha non
alors ! »
La maman sourit et reprit
« Comme je te le disais, c’est une maladie particulière, qui n’arrive
qu’aux grands, et dans ce cas là, qu’aux filles ! Tu ne pourras jamais
attraper un cancer du sein, ne t’inquiète pas ! » Ouf de soulagement
des garçons qui firent encore quelques remarques sur les médicaments et que ça
devait être pire que les antibiotiques à la banane. Pire ? c’était
impossible, il n’y avait pas pire que ça comme médicament !
Puis vinrent les questions encore
plus gênantes de Kevin d’abord « mais toi, maman, tu es une fille !
Tu pourrais l’attraper le « casserre » du sein ? »
« Cancer ! » reprit aussitôt Victor dont la passion pour
l’exactitude ne s’appliquait, en général jamais, aux devoirs d’école… La maman
répondit encore patiemment « C’est vrai, je pourrais l’attraper, mais
comme on le sait maintenant, les docteurs me suivent de près. Tu te souviens le
mois dernier, quand je suis arrivée en retard à la maison et que c’est papi-mamie
qui sont venus vous chercher ? En fait, j’étais partie à Bordeaux pour
faire une espèce de radio de mes seins. Comme ça, les docteurs voient à
l’intérieur ce qui se passe et s’il y a le moindre doute, ils peuvent agir de
suite. Donc je ne crains rien du tout et s’il le faut, je n’aurais jamais cette
maladie-là et tu devras me supporter encore longtemps, moi et mes règlements ! »
finit-elle par répondre en rigolant. Kevin avait en effet, des difficultés avec
les règlements en général et avec les règles de la maison en particulier…
Enfin, Victor demanda :
« mais, elle est où alors, tatie ? » La maman craignait beaucoup
cette question et elle espérait qu’elle serait à la hauteur. « Et bien, tu
vois cette maladie est vraiment très forte. Et même si tatie s’est battue
pendant presque quatre ans contre cette maladie, à la fin, c’est la maladie qui
a gagné. Parce que, quelque fois, les médicaments sont très difficiles à
supporter et que le cancer n’est pas encore bien connu par les chercheurs. Et
donc, tatie est morte, quelques mois après que Kevin vienne au monde. C’est
pour cela que tu ne l’as pas connue, tatie » dit-elle à l’adresse de
Kevin. Et elle continua « Et pourtant, elle t’a tenu dans ses bras :
je t’avais amené pour qu’elle te voie et tu t’es mis à pleurer toutes les
larmes de ton corps. Alors, elle t’a pris dans ses bras et tu t’es calmé, et,
au bout de quelques minutes, tu t’es endormi… »
Kevin se mit à rire et pour détendre
l’atmosphère, il ajouta « et bien vrai que je t’ai fait pipi dessus plein
de fois quand j’étais petit » et la maman acquiesça et renchérit que sur
papa aussi ! Et ils partirent d’un grand fou rire tous les trois.
Et puis la maman, un peu rassurée que
ça se soit bien passé, raconta qui était vraiment tatie Marie-Noëlle. Elle
raconta les bonbons qu’elles mangeaient ensemble (sans dire qu’elles faisaient
cela le soir avant de s’endormir, parce qu’ils étaient cachés sous son lit),
les fous-rires dans la caravane, quand toute la famille partait en vacances.
Elle parla de la fois où elle avait voulu ranger les poules en rang dans la
cour comme à l’école chez les grands-parents, ou, la fois où elle avait mis
tous les petits lapins dans le même clapier pour faire une garderie. Ça avait
passablement affolé la mamie et la mémé qui avaient passé un temps considérable
à rendre chaque petit lapin à sa maman, en espérant ne pas se tromper.
Elle leur raconta combien elle était
gracieuse, lorsqu’elle faisait de la danse classique et avec quelle facilité
elle savait nager. Elle leur montra les pulls qu’elle avait tricotés et combien
ses points étaient réguliers ; et puis les broderies qu’elle réalisait, et
les macramés, et toute sorte d’autres loisirs créatifs. Elle leur dit aussi
combien elle était têtue et obstinée, mais aussi quelle rigueur elle mettait
dans son métier de comptable. Elle ne voulait pas en faire une icône
intouchable dont l’ombre pousserait à se surpasser, ni non plus une personne
dont on ne se rappellerait que la maladie, elle voulait transmettre un juste
portrait de sa sœur ainée qui lui manquait tant.
Et puis, on remit tous les objets
soigneusement dans la malle. Non sans rire encore, à la vue de quelques photos :
comment mamie avait-elle pu être frisée comme ça ? et ce jeune homme là,
pas possible que ça soit papi… et tonton sans sa moustache, trop bizarre !
Et on s’attaqua d’arrache pied à la décoration de Noël. Ce fut l’occasion de
constater que le sapin en plastique allait rendre sa dernière année de bons et
loyaux services et que quelques guirlandes avaient vraiment besoin d’être
sérieusement rafraichies… Comme à son habitude, la maman se jeta sur les forums
de DIY (Do it yourself) pour chercher des idées originales et peu onéreuses
d’occuper ses enfants à embellir la maison. Et lorsque tout fut enfin terminé
et que pas un lustre ne se trouve sans sa décoration. La maman ramena
délicatement la malle au cellier, en haut à gauche de la troisième étagère, correctement
posée cette fois-ci, et elle la caressa affectueusement en soupirant. Puis elle
sortit rejoindre sa troupe en demandant « qui veut m’aider à faire des
pancakes ? »