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nouvelle pour le concours de Boé

 

L’inconnue du pont.

Le constat, ce matin, est amer : Rosalie déchiffre le journal, l’air désabusé, en lisant sous la photo « Au lieu dit La tour Lacassagne à Boé, le parquet de maison de Garonne se remplit d’eau ». En son for intérieur elle pense, c’est malin : une structure restaurée pour surveiller Garonne, et finalement, c’est Garonne qui les a pris de court et qui déborde. Elle se lève du canapé, jette nonchalamment le Petit Bleu sur la table basse, met son blouson et sort réfléchir. Rosalie est toujours plus fulgurante, quand elle sort au grand air, les idées lui viennent comme ça, d’un coup. Cette fois-ci, c’est moins évident, elle entend le grondement sourd de la rivière qui mugit son mécontentement au fond de son allée. Le flot semble furieux et pas prêt de se calmer.

Elle l’avait vu monter depuis son appartement à Boé, mais au premier, elle ne risquait vraiment rien. Avant de partir, sur les recommandations des pompiers, elle avait aidé sa voisine du dessous, bien plus stressée, à monter ses affaires les plus précieuses. Enfin, ça avait été un peu compliqué, au début c’était papiers administratifs, et puis, vaisselle de mamie et croquettes à chat. Bref, un méli-mélo d’affaires qu’elle ne pouvait pas mettre dans sa valise. Rosalie avait fait les siennes comme pour partir en vacances, direction sa tante qui habitait Cours du Général de Gaulle à Agen, pas bien loin.

Elle se dit : ça ne sert à rien de paniquer, ce n’est pas parce qu’elle entend Garonne, qu’elle va forcément monter jusqu’à la maison de sa tante. Elle se sent démunie, elle voudrait venir en aide à toutes ces personnes qui souffrent des excès de la rivière. Heureusement, jusque là, aucune victime à déplorer. Elle se rappelle les articles qu’elle avait lus sur le site généalogique d’Agen et comment des personnes en gabarre avaient courageusement affronté les flots à maintes reprises pour aider les habitants coincés sur leur toit, mais elle ne sait plus en quelle année… Elle et les chiffres, c’est toujours aussi compliqué.

Si cela arrivait maintenant, personne ne viendrait en gabarre, cela faisait bien longtemps que les agenais avaient perdu leur lien avec la rivière. Quelques uns se risquaient encore à pêcher, mais avec la centrale de Golfech toute proche, il y avait toujours des soupçons de contamination. Elle remontait le Gravier et se décida à aller observer le danger face à face. En montant sur la promenade, elle laissa errer son regard sur les flots déchainés. La voie sur berge était fermée et ça grondait fort.

Elle jeta un coup d’œil sur la nouvelle passerelle, se rappelant, quand elle était petite, la traversée sur l’ancienne passerelle avec ses planches disjointes qui donnaient l’impression de tanguer ou de risquer de tomber à chaque pas. Un couple était là qui s’embrassait, insouciant du danger. C’est alors qu’elle entendit distinctement « Au secours ! A l’aide ! » Deux travées plus loin sur la droite, une jeune femme se tenait au bord de la passerelle les jambes dans le vide.

Rosalie ne comprit pas pourquoi le jeune couple ne réagissait pas. Elle se mit à courir le téléphone en main. Elle essayait d’aller vite tout en appelant les urgences, mais c’était trop compliqué, maudits gros doigts ! Elle s’attaqua aux escaliers quatre à quatre, déjà hors d’haleine, il fallait vraiment qu’elle se mette au sport. Elle était arrivée, elle se pencha sur le bord, prête à tendre la main à la malheureuse, mais elle ne la vit pas. Elle se dit qu’elle s’était trompée de travée, regarda à droite, à gauche, rien. Avec horreur, elle pensa qu’elle avait lâché, c’était trop tard. Elle courut sur l’autre bord et scruta la rivière, en vain.

Elle fila vers le couple pour leur demander s’ils avaient vu où la dame était passée. Le garçon, très malpoli, lui dit d’arrêter le ricard, et qu’il n’y avait qu’eux sur la passerelle.  Rosalie s’énerva et lui répondit qu’au lieu de rouler des pelles, il ferait mieux de regarder autour de lui ce qu’il se passe. Elle s’éloigna vers la travée où elle avait aperçu la femme en détresse et appela les pompiers. D’abord, ils ne comprirent rien du tout, elle répéta ce qu’il s’était passé une seconde fois et la personne au bout du fil parut très embêtée. Le monsieur au bout du fil lui demandait sans cesse, si Rosalie l’avait vue tomber et de quel côté. Mais elle répétait en boucle que non. L’opérateur prit ses coordonnées et dépêcha un hélicoptère et un zodiac. Il lui promit de la tenir au courant des recherches.

Elles durèrent deux jours, sans succès. Rosalie n’y comprenait rien, ils auraient dû trouver un corps au moins, et pourquoi personne n’avait signalé sa disparition ? En y réfléchissant bien, en même temps, elle ne pouvait penser à rien d’autre, elle se dit que la jeune femme était bizarrement vêtue : une longue robe blanche avec des gants blancs crochetés et aucun décolleté ni devant ni dans le dos, et même un superbe chignon et des bottines lacées. Elle était peut-être actrice ou mannequin. Elle se décida à consulter les informations du journal, une seconde fois, à la recherche d’un spectacle costumé qui aurait eu lieu récemment. Elle se dit qu’elle allait élargir ses recherches avec internet.

Sur le site, elle ne vit rien qui collait avec sa théorie. Garonne s’était enfin calmée et un journaliste avait décidé de fouiller dans l’histoire les catastrophes liées à la rivière, car encore une fois et heureusement, on ne notait aucune victime. Rosalie fit défiler l’article pour s’occuper l’esprit et c’est là qu’elle la vit : une photo en noir et blanc d’une femme accrochée à la passerelle ! La légende disait « La fille d’un pharmacien poussée par-dessus la passerelle lors de l’évacuation de la ville ». C’était la même femme, Rosalie aurait pu le jurer. Elle posa son ordinateur portable sur la table basse, se laissa aller dans le canapé, inspira, expira et décida d’appeler toute tremblante sa meilleure amie pour lui raconter cette histoire extraordinaire.

Quand sa tante revint, elle lui parla aussi de cette histoire. La tante, gentille et calme, avait été très peinée d’apprendre ce qui était arrivée à la jeune femme du pont. Même si les secours mettaient les propos de sa nièce en doute, elle avait toujours fermement cru tout ce qu’elle avait dit et l’avait soutenue. Ça n’allait pas jusqu’à faire elle-même des recherches, et d’ailleurs, elle ne saurait pas par où commencer, mais elle rabrouait les personnes, secours ou gendarmes, qui osaient soutenir que c’était un canular. Quand Rosalie lui montra la photo sur l’ordinateur, elle chaussa ses lunettes et son regard allait de sa nièce à la photo. Elle soupira, posa ses lunettes et réfléchit en silence un instant.

Rosalie connaissait bien cette expression, elle l’avait vue déjà quand sa tante lui avait annoncé la mort de son chat préféré. Une sorte de stress ou d’angoisse monta dans le dos de Rosalie et elle se prépara à quelque nouvelle difficile. « Ma chérie, ce que tu as vu là, était bien réel, pour toi en tout cas. Cela explique pourquoi le couple amoureux n’a rien vu, ni rien entendu. Il se trouve que dans notre famille, certains d’entre nous ont, comment dire, des dons. En quelque sorte, c’est comme si on avait tous une lumière en nous, certains l’utilisent et d’autres non. Le grand-père du côté de ta mère enlevait les verrues, tu vois. Des choses comme ça, toi, j’ai l’impression que tu vois les morts. A quoi cela va bien pouvoir te servir ? Et qu’est-ce que tu vas bien pouvoir en faire ? Là, c’est une autre histoire ma chérie. »

Rosalie trouva la pilule difficile à avaler. Des dons, voir les morts ! Et puis quoi encore ! En même temps, c’était là une explication plausible à ce qui c’était passé. A moins que quelqu’un ait voulu lui faire une farce, quelqu’un qui serait proche du journaliste et qui aurait voulu rejouer la photo pour faire le buzz. Quelqu’un, donc, aurait voulu se moquer d’elle. Elle ne savait que penser, mais maintenant que Garonne était rentrée, docilement, dans son lit, elle aurait tout le temps d’y réfléchir au calme. L’important, c’est que personne n’était mort, du moins cette fois-ci.