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L'histoire qui fait peur...

     Dans le terrier des lapins, les générations se succédaient si vite qu'on en perdait le compte. Il y avait toujours de nouveaux petits lapereaux et ils n'étaient pas toujours très sages. Alors le soir, à la veillée, quand les plus fougueux faisaient encore des simagrées pour aller se reposer, Grand-père lapin se mettait à raconter "L'histoire qui fait peur...".
     "C'était une nuit de pleine Lune, et Gaspard l'Ancien, qui était très gourmand, avait décidé de sortir en excursion du côté du grand bassin plat, car là poussaient nombre de pissenlits. Il s'était d'abord assuré que Dame la chouette était occupée ailleurs. Gaspard l'Ancien avait le meilleur odorat de toute la famille. Même si ses papilles frétillaient d'impatience, il prit le temps de bien vérifier que nul prédateur n'était venu se désaltérer : cela aurait été une malencontreuse coïncidence.

     Détendu et bien rassuré, il se mit à attaquer frénétiquement le premier pissenlit à sa portée. Un goût un peu trop mâture, il y en aurait certainement de plus tendres, plus loin. Puis un second, un troisième et toute une série au délicieux goût sucré avec en dessert des bourgeons de fleurs, croquant à souhait. Après un si bon repas, l'Ancien décida de tasser tous ces mets délicats avec quelques goulées d'eau fraîche avant de poursuivre son festin. 
     Il lui restait encore l'autre côté de la mare à explorer. Il se remit à grignoter avec délice tout en repérant les prochaines plantes à dévorer, lorsqu'il avisa une tâche blanche et mouvante. Il lui semblait que cela gonflait et dégonflait. C'était lisse, blanc et cela produisait un son étrange : comme un crissement léger. Différent cependant, d'un serpent, plus fort qu'une cigale qui frotte pour la première fois ses ailes, mais moins puissant qu'un grillon amoureux. Il lui semblai que ce n'était pas dangereux, mais de là à ce que ça lui soit utile... 
  Gaspard s'était résolu à ignorer la chose, pour réactiver ses mâchoires. Quand, soudain, une brise un peu plus forte vint soulever l'objet qui grandit et s'éleva pour retomber à nouveau vers lui. Et c'est alors que Gaspard sentit LE parfum. L'Irrésistible, celui qui pousse le plus craintif des lapins à franchir tous les obstacles : le parfum envoûtant, subjuguant des fanes de carottes.
   Aussitôt, sans même rien contrôler, il s'était imprudemment approché, cherchant d'instinct, humant, remontant la piste odorante des carottes charmeuses. Elles étaient là, comme un trésor qui attend d'être dévoilé, au beau milieu de la chose blanche et lisse. Trois secondes d'hésitation et notre bon Gaspard dévorait consciencieusement les fanes, les unes après les autres, toutes jusqu'à la dernière.
     Il eut du mal avec cette dernière, elle était un peu passée et du jus de carotte l'avait étroitement collée à la chose blanche. Fou de gourmandise, Gaspard l'avala toute entière avec un bout de la chose blanche. Repu, enfin, il se décida à rentrer au logis, ivre de bonheur, avec un drôle d'arrière-goût dans la bouche cependant.
     Le lendemain matin, il fallut à sa femme un grand acharnement pour le tirer du lit et plus encore pour qu'il aide aux tâches quotidiennes. A midi, le soleil au zénith, il fallut se rendre à l'évidence : il devait consulter le médecin. Le rat savant l'interrogea longuement. Il envoya son assistant chercher la chose blanche en courant mille dangers.
     Ce n'est que le soir tard, que l'Ancien Gaspard eut sa réponse : la chose blanche s'appelait "poche plastique". Elle était faite de matériaux magiques et mortels : quiconque y touchait, ne pouvait en réchapper...
    L'Ancien Gaspard est mort dans la semaine, dans d'atroces souffrances, maudissant sa gourmandise folle. Aussi, soyez bien mignons et couchez-vous sans faire d'histoire, car nous avons conservé la "poche plastique" et si vous insistez, il se pourrait qu'on l'utilise contre vous !"
     A ces mots, tous disparaissaient bien vite, mêmes les lapereaux les plus âgés, qui avaient entendu maintes fois cette histoire, et roulaient des mécaniques en partant se coucher.