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La blague


    C’était dimanche. Julien regardait nonchalamment la TV « Succès de la COP21 : tous les pays se sont mis d’accord sur un texte… » Julien ronchonna : un texte, un texte, tu parles ; d’accord pour rien faire oui ! Alors, il eut une idée. Julien était comptable dans une entreprise familiale. Il était tout seul dans son bureau ; ses collègues, au magasin et à l’atelier, aimaient bien blaguer. Le lendemain, il partit plus tôt et arriva en vélo ! 
    Ce fut un sujet de discussion intense : il venait de s’offrir une voiture hybride qui avait fait jaser. A la pause café de 10h, ça ne manqua pas. Les supputations fusaient, mais il ne répondit rien : technologie moderne, tu parles, ça tombait en panne comme le reste ; il allait y passer sa prime de fin d’année ; mieux valait acheter français et ainsi de suite…
    Puis Julien finit par trancher : pas du tout, ma voiture fonctionne très bien, merci. Nouvelle stupéfaction et demande d’explications. « J’ai suivi les recommandations de la COP21 : je réduis mes gaz à effet de serre ! » C’était parti pour les blagues, vu que Julien était connu pour être un pétomane invétéré. On lui fit remarquer l’inconfort de la selle, la difficulté à déposer sa sacoche sur le vélo et mille autres détails du même genre pour le décourager, mais il n’en fit rien et se prit au jeu. Il se dit que la blague était bonne et finit ainsi la semaine.
    De toute façon, il faisait beau, même en plein mois de décembre et la température était confortable. Julien était célibataire, il avait hérité de ses parents une petite maison avec un grand jardin, dans un village à proximité d’Agen.
    Le lundi suivant, il fut bien attrapé. Un de ses collègues avait poussé la blague plus loin. Habitant sur les coteaux, il avait la flemme de pédaler et s’était dit que ça ressemblait trop à ce qui avait été fait. Alors, il passa tout le week-end à méditer sa blague, et enfin, il eut l’idée ! Sa femme pesta bien un peu, mais elle connaissait son mari : il était impossible à convaincre lorsque la bêtise le prenait. 
    Aussi le lundi matin, vint-il tout fier de lui, garer son cheval sur sa place de parking ! Sa trouvaille avait déclenché un tonnerre de klaxons, mais aussi des sourires en coin. Les personnes âgées avaient abandonné leur petit-déjeuner pour sortir voir cette extravagance, ce qui n’était pas pour déplaire à notre plaisantin, commercial de son état et tout heureux du remue-ménage causé. Son chef, par contre, riait jaune : cet engin de cheval avait beau être bio, il n’en faisait pas moins ses besoins sur son parking tout neuf !
    A la pause café, tout le monde sortit admirer la bête : on ne savait pas que le commercial faisait aussi de l’équitation et on se découvrit de nouveaux sujets de discussion. Dans l’après-midi, la presse locale se déplaça : ma foi, ce n’était pas chose commune que de voir un animal en guise de moyen de transport. Le chef se trouva bien embêté, il essaya de faire comprendre au journaliste qu’il ne s’agissait là que d’une occasion isolée et qu’il n’était pas nécessaire d’en faire mention dans le journal. 
    Mais le reporter avait enfin trouvé un sujet épatant et il ne voulait rien lâcher sur l’affaire. Aussi fallut-il interviewer l’heureux possesseur du « véhicule »… Celui-ci fut surpris, mais pas dépourvu et en bon commercial, il déclara qu’il avait souhaité, en cette fin d’année, honorer ses clients autant que son patron en se déplaçant ainsi. C’est que, dans sa société, on était fabriquant d’engins agricoles depuis des générations et le fait que celui-ci soit d’origine américaine ne changeait pas le fait que c’était des agriculteurs dans l’âme, d’où le cheval. Enfin, il ne put se retenir de rajouter le côté écolo à l’affaire : c’est pour suivre les recommandations de la COP21 ! Et vlan dans les dents du Julien !
    Le journaliste repartit tout heureux du scoop et enjoliva l’histoire qui parut en deuxième page, pas moins ! Le chef dut se fendre d’un appel à son grand patron qui dut lui aussi en référer au groupe pour lequel il travaillait. On se souffla mutuellement dans les bronches et cela redescendit jusqu’au commercial qui était sommé de finir la semaine ainsi puisqu’il l’avait déclaré au journaliste. 
    Cependant, il se trouva très embêté, le temps avait changé et il menaçait de pleuvoir. La blague allait tourner au vinaigre. Le journaliste l’appela pour savoir ce qu’il comptait faire et lui-même ne savait pas comment se tirer de cette histoire. Ce fut Julien qui lui donna une astuce. Ils habitaient non loin l’un de l’autre et ils connaissaient un agriculteur qui jouait toujours les Père Noël en calèche à cette époque de l’année. Quelques minutes de discussion plus tard, et la promesse d’un repas conséquent, et nos deux employés rejoignaient conjointement leur travail en calèche, excusez du peu. Le chef n’en pouvait plus, on allait lui souffler dans les bronches encore une fois.
   Le lendemain tout son personnel se trouvait tassé dans la calèche et enfin, il découvrit que cette petite blague avait créé la cohésion qu’il s’ingéniait à installer depuis son arrivée. En effet, il avait pris la tête d’une entreprise masculine, plusieurs groupes s’y trouvaient : l’atelier, les commerciaux, le magasin et le comptable. Tous voulaient faire leur travail convenablement, tout en ne comprenant pas les exigences des autres groupes sur lesquels ils empiétaient infailliblement. Le comptable voulait des documents dûment remplis et signés, l’atelier voulait se consacrer à ses réparations et pas à la paperasse, le commercial négociait avec son client sans se préoccuper des documents à suivre et le magasin ne pensait pas toujours à informer l’atelier des arrivages ou à préparer les documents pour le comptable. Bref, chacun accusait l’autre de mal faire son travail et ce n’était que sarcasmes et remarques désobligeantes à la pause café. 
    Le chef s’était vu assigner des objectifs stricts par sa direction qui subissait la pression de son commanditaire. Mais il se disait qu’il les atteindrait sans peine, si seulement il arrivait à faire de ces groupes, une véritable équipe. Et voilà qu’un défi stupide avait réussi là où il patinait depuis des mois. Ils étaient tous entassés dans cette calèche sous la pluie en train de rire et de plaisanter, tous ponctuels, tous contents. 
    Évidemment, la presse locale était là et ils eurent même droit le soir à un petit entrefilet au journal de 20h. Il faut dire que les marronniers de décembre avaient tous été traités de long en large et en travers, alors un petit peu d’humour provincial n’était pas pour déplaire.
    La semaine suivante, le chef et toute l’équipe reçurent un étrange courrier. Les salariés d’une entreprise concurrente les informaient respectueusement qu’ils relevaient le défi ! On rit beaucoup : quels andouilles, pourquoi pensaient-ils donc qu’ils voulaient s’en prendre au marché. 
     Et puis, pourquoi pas, après tout. En un rien de temps, la calèche devint à la mode ! Les concurrents de l’entreprise de Julien ne voulaient pas rester à la traîne, et puis finalement, différents moyens de locomotions tous aussi farfelus les uns que les autres virent le jour : vélo électrique solaire, calèche, pousse-pousse à vélo, cheval, âne, poney, même les bœufs furent attelés mais aussi tandem avec parapluie bricolé et autres excentricités. Tout le monde s’y mettait et on arrivait au boulot en rigolant. 
     C’était une sorte d’esprit de Noël drôle et enjoué, une façon spéciale de commencer l’année. Personne n’avait plus peur de la neige, ni de glisser en voiture. Les stations essences étaient désertées et les gens se saluaient en approuvant le véhicule de l’autre. Ce furent deux semaines de joie, de silence et de paix. Les voisins se parlaient à nouveau, car ils avaient là un bon sujet de discussion, on s’échangeait des tuyaux sur les bricolages à réaliser. Les animaux étaient mieux traités, les médecins désertés et on respirait mieux.
    La petite ville d’Agen devint le centre médiatique du monde pour quinze jours : on venait de partout admirer ce prodige. Les Japonais surtout s’inclinaient devant la fantaisie. On se demandait d’où venait cette étrange idée, si elle allait durer, quelles étaient les conséquences sur le long terme. Le Président de la République lui-même se fendit d’une visite et félicita le maire de la ville pour cette initiative de pointe. 
    En privé, ce dernier lui fit remarquer qu’il aurait pu utiliser un système moins polluant pour venir et qu’il serait bon qu’il réfléchisse à un moyen d’économiser l’électricité à l’Elysée par exemple. Il lui expliqua que son système permettait non seulement d’économiser du carburant, d’éviter de la pollution, mais qu’il permettait à des métiers en voie de disparition de retrouver un second souffle. Les agriculteurs étaient valorisés, les éleveurs, les maréchal-ferrant, et même les réparateurs de vélo et d’engins de toute sorte retrouvaient de la clientèle, sans parler de l’éclat de sa ville, plus silencieuse et plus propre.
    Le Président acquiesça poliment, mais il n’imaginait pas Paris traversée par ce type de véhicule toute l’année. S’en était fait de l’initiative agenaise et de la blague de Julien, le Président n’en dit pas un mot lors de son discours de fin d’année.
   Soudain, une alarme tonitruante retentit, Julien émergea difficilement de son sommeil : il était 6h30, l’heure de se lever. Il s’assit sur son lit, regarda par la fenêtre et ne vit pas de cheval, ni de vélo d’ailleurs. Quel rêve étrange !

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